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En préparation de la venue à l’IDeT de Julianne Appel-Opper en décembre 2019 et de la Master Class qu’elle y propose, Vincent Béja a réalisé en février 2019 une interview avec elle.
Vous pouvez la lire et la télécharger ci-dessous...
Nous demandons à nos lecteurs que toute reproduction complète ou partielle de ce texte de leur part, fasse mention explicite de la référence suivante :
Appel-Opper, J., Béja, V. (2019), Interview de Julianne Appel-Opper. https://www.idet.paris/interview-avec-julianne-appel-opper
Vincent Béja : Chère Julianne, je t’ai rencontré il y a près de neuf ans en assistant à ton atelier lors du colloque de l’EAGT à Berlin. Je me souviens encore d’avoir été touché et impressionné par la séquence de travail que tu y avais conduite. Tu es la seule thérapeute que je connaisse qui travaille vraiment de façon relationnelle par et avec le corps, le tien et celui du client. Cela attise ma curiosité à ton sujet, Julianne. Peux-tu nous dire qui tu es et d’où tu viens ?
Julianne Appel-Opper : Merci Vincent de te souvenir de mon travail. Et merci aussi que cela t’ai touché ! Je suis une femme de 59 ans, je vis à Berlin et j’apprécie cette ville et mon voisinage. J’ai grandi dans un petit village allemand avant d’étudier la psychologie et de me former à la psychothérapie. J’ai vécu et travaillé dans d’autres pays à plusieurs reprises et cela sur une durée de 12 ans. « Intégrer » a été la petite musique de ma vie. J’aime bouger, marcher et danser.
A l’époque, quand j’ai commencé à travailler dans des cliniques psychosomatiques, j’ai été fascinée par la façon dont les corps parlaient et communiquaient, bien au delà des mots qui étaient prononcés. J’y ai vu des patients dont la seule manière d’exprimer les sensations, les conflits, les traumas était au moyen du corps, c’est à dire par des tensions dans le dos, le cou, les épaules. Sous l’effet du stress au travail ou dans la famille, les zones musculaires qui avaient été battues dans l’enfance se tendaient à nouveau comme si elles s’attendaient encore à recevoir les même coups. Des histoires transgénérationnelles vivaient dans le corps de certains de mes patients, des expériences traumatiques y étaient retenues auxquelles les mots ne pouvaient accéder.
Des années plus tard j’ai travaillé au Royaume Uni dans une langue qui n’était pas ma langue maternelle. Au début je n’arrivais pas à comprendre tous les mots que prononçait le client mais je pouvais percevoir ce qui m’était communiqué au niveau corporel. Les « Il faut », « Il ne faut pas »... il peut y avoir une grande différence avec le non-verbal. C’est un peu comme s’il y avait deux réalités dans la pièce, avec deux corps qui dansaient à des rythmes et sur des mélodies différentes. Et chaque mouvement est en réalité aussi le produit d’une culture.
Vincent : Comment as-tu choisi de devenir thérapeute ? Quelle a été ta formation ? Et pourquoi la Gestalt-thérapie ?
Julianne : J’ai étudié la psychologie à l’université de Giessen, près de Francfort, une ville dans laquelle il y avait dans les années 80 plus de psychanalystes par habitant qu’à New York. Depuis lors je suis habitée d’une fascination pour les théories psychanalytiques. Et c’est en rencontrant Ina Rösing, la femme d’un collègue de mon mari, professeure de sociologie et gestaltiste, que j’ai rencontré la Gestalt-thérapie.
Je me souviens que cela m’avait rendue curieuse aussi étais-je allée à des colloques organisés par des instituts de Gestalt. Au final j’ai choisi mon institut à partir de la manière de danser des gens dans les soirées festives : de façon vivante, expressive et dans le lien. L’institut Fritz Perls donnait à l’époque une formation en Gestalt psychothérapie intégrative et j’y ai reçu un solide bagage théorique qui couvrait la philosophie, la psychologie du développement, la Gestalt-thérapie, la psychanalyse, le psychodrame et la psychologie des profondeurs. Je me suis sentie enrichie par les orientations fondamentales de la Gestalt-thérapie qui sont d’être existentielle, expérientielle, corporelle, créative et dialoguale ainsi que par les styles thérapeutiques qui étaient vivants. J’ai été particulièrement inspirée par ceux de Ute Wirbel et du docteur Hildegund Heinl.
Vincent : Mais qu’est-ce qui t’a conduit à travailler si intimement au travers des corps au niveau de l’incessante communication sub-verbale ?
Julianne : Les corps vivants communiquent tellement ce qui leur est arrivé au travers du rythme et des mélodies de leur mouvements, de leur respiration, de leurs yeux et de leur voix. Les histoires qui y sont incarnées se diffusent et nécessitent la proximité d’une autre chair pour sentir qu’il y a un autre corps et pouvoir continuer ainsi à s’exprimer.
Les corps sont inquiets et nerveux quand ils doivent être exposés. Désigner un mouvement ou s’y intéresser peut si facilement l’interrompre et arrêter avec lui la communication de son histoire ! C’est ce qui m’a poussée à rechercher de nouvelles façons de travailler avec la communication de corps à corps. Je crois que c’est dans cet espace que les Gestalten fixées du client peuvent être physiquement remises en mouvement.
Au fil du temps j’ai développé des interventions et des expérimentations incarnées. Dans un premier temps j’annonce verbalement l’intervention de façon à ce que nos deux corps soient avertis de ce qui peut venir. Cela me permet aussi de veiller à la façon dont le corps de mon client réagit à mon intention. Au lieu d’attirer l’attention sur le corps du client, je montre mes propres résonances et impulsions corporelles au sein de « l’entre-nous » charnel. Ceci permet au corps du client, avec une distance de sécurité, de choisir jusqu’où il va les accueillir. Avancer ainsi à petits pas permet à chacun de nos deux corps de rester dans sa fenêtre de tolérance. Et au cours de ce processus une capacité à se différencier en relation (relational self-agency) se développe progressivement.
Par exemple : ma cliente parle de sa mère et de sa relation avec elle et ses bras pendent comme s’ils étaient sans vie. Supposons que ses bras soient en train de jouer une variation musicale du thème relationnel dans lequel elle se sent seule tout en étant en compagnie de sa mère. Alors une intervention incarnée pourrait consister à ce que j’annonce vouloir bouger mes bras, par exemple en touchant mes coudes. Souvent la client souhaite alors faire le mouvement, dégelant ainsi ses bras et diluant les ressentis contenus dans le corps. On peut décrire ce processus comme une imprégnation mutuelle au travers d’un nouveau rythme dialogal de nos bras.
Vincent : A lire tes écrits j’ai l’impression que la verbalisation du sens de la situation peut se faire au début, au cours ou à la fin de l’intervention. Mais aussi que parfois cela reste implicite. Que peux-tu dire à ce sujet ?
Julianne : Oui, c’est vrai, les clients sont parfois capables de mettre en mot le non-dit au début, lorsque j’exprime mon intention et, à d’autres moments, les mots peuvent émerger soit juste après l’intervention soit plus tard.
Les histoires incarnées contenues dans le corps doivent être aussi reconnues avec des mots, encore et encore. Je considère ce travail comme une Gestalt cyclique dans laquelle thérapeute et client passent. Depuis les gestalten/histoires muettes incarneés - par exemple à partir des mouvements congelés des bras d’un petit garçon de 7 ans - client et thérapeute explorent tous deux les rythmes et les mélodies de ce qui est arrivé à cet petit garçon et les manières par lesquelles les deux corps vont se frayer un chemin vers la reconnaissance inter-corporelle de cet événement. Au niveau corporel mes bras disent aux siens : « Nous te voyons ». Le pas suivant consiste alors à répondre à ces bras sur ce même mode, faisant ainsi se mouvoir les bras qui étaient congelés. Cela nécessite aussi des mots qui disent aux deux adultes et aux quatre bras (ceux du thérapeute et du client) ce qui peut advenir ensuite. Et oui, effectivement, raconter l’intention par des mots peut déjà aider à mettre en mots le non-dit.
Les histoires incarnées contiennent un autre corps, l’« entre » corporel qui existe avec cet autre, les mouvements effectués et retenus, les réactions et les résonances. Ces gestalten incarnées colorent ce que nous attendons d’un autre corps, la manière dont nous pouvons faire usage de cet autre corps, notre façon de contacter. Je vois le corps vivant comme un orchestre avec tous ces tons, ces rythmes, ces mélodies différents -à différentes époques et selon son genre. Avec les histoires violentes, je peux entendre et l’auteur - l’agresseur - et celui qui a subi - l’enfant victime.
Sous cet angle et à propos de ces histoires incarnées non verbales muettes et sans voix, le thérapeute comme le client commencent par s’en rendre compte, puis les reconnaissent, les accueillent et y répondent. C’est le processus d’intégration de Fritz Perls. Je conçois l’intégration comme le processus qui nous accompagne continuellement tout au long de la vie et qui consiste à devenir pleinement qui nous sommes. La façon dont nous parlons et les mots que nous utilisons sont cruciaux. Avec l’enfant de 7 ans, je peux ressentir la fierté consistant à faire les choses par lui-même. Les mots peuvent ouvrir une histoire incarnée mais ils peuvent aussi la refermer. Au cours de ce cycle de travail avec les histoires incarnées, il y a un autre moment important au cours duquel thérapeute et client disent : « Merci, les bras, pour la protection et la sécurité que vous m’avez procurés quand j’étais enfant ». Les ajustements créateurs doivent être reconnus de façon à ce que les bras entendent un « bravo ! » plutôt qu’un « pourquoi n’ai-je pas pu faire ? ». A côté de toute signification d’une situation, je soutiens fermement que les bras doivent entendre que cela aussi a eu du sens.
Lorsque je viens de travailler avec quelqu’un à l’occasion d’un atelier dans un colloque, je trouve ces aspects de l’intégration assez épineux du fait que cela ne peut se déployer pleinement dans ce cadre restreint. Je dois faire confiance au fait que le collègue va ramener ce qui s’est passé dans l’atelier au sein des séances de sa propre thérapie et accomplir ainsi les pas nécessaires suivants. Cela me donne l’idée d’aller plus avant dans la description des étapes de l’intégration. Merci de cette question.
Vincent : Travailler comme tu le fais apparaît si touchant et si puissant ! Est-il difficile de s’approprier cette façon avec laquelle tu interviens ?
Julianne : Avec les années j’ai beaucoup appris sur la façon d’enseigner ce type d’interventions. J’ai compris qu’il est moins difficile de s’approprier ces processus lorsque les étudiants peuvent remarquer quand et comment démarre la communication implicite de corps à corps. Ceci aide à comprendre comment cela se transforme lentement et pas à pas en interventions incarnées.
Aujourd’hui, avant de démarrer un travail avec quelqu’un, je pointe ceci à l’auditoire : « Soyez attentif au fait que le travail commence dès que j’aurais fini de poser ma question : ‘Qui veut s’asseoir avec moi quelques minutes ?’ ». A partir de là j’entends les premiers rythmes et les premières mélodies avec lesquelles chacun réagit à ma question. Ces moments sont très semblables aux premières secondes d’une séance de thérapie. Les premiers regards, les premiers gestes, la respiration en présence d’autrui sont si riches ! Le corps vivant diffuse toutes les histoires qu’il contient. A partir du retour qui m’est fait, j’entends si les personnes peuvent suivre mes interventions et mes expérimentations. C’est merveilleux parce qu’alors les gens peuvent voir les processus se déplier et deux corps vivants communiquer l’un avec l’autre, s’émouvant l’un l’autre.
Vincent : Peux-tu nous donner un peu à voir comment tu enseignes cela ?
Julianne : Mes ateliers offrent un espace sécure et respectueux pour des exercices, un processus expérientiel, de la supervision à chaud, des petits groupes travaillant et discutant ensemble sur des apports théoriques. J’aime que nous nous amusions. C’est tellement plus facile d’apprendre quand on joue !
En se concentrant sur les rythmes et les mélodies du mouvement, nous explorons le fait même de s’asseoir. Avec des questions comme « Quand le mouvement démarre-t-il ? Quand finit-il ? Quelle sorte de voyage est-ce donc ? Que pourrait dire la chaise à votre sujet et sur la façon de vous asseoir ? ». Avec d’autres exercices nous explorons les rythmes de la respiration, les regards, la voix. Je suis friande de vous entendre rire et pouffer au cours de ce parcours...
Vincent : Qu’aimerais-tu ajouter pour nos collègues français qui ne te connaissent pas encore ?
Julianne : S’il vous plaît, venez à ma Master Class ! J’ai hâte de vous rencontrer... Avec toutes mes salutations depuis Berlin.